La migration en mer devant Dakar: l’automne 2017 (1ère partie)

Voici donc une première ébauche de synthèse de la saison de seawatch 2017, que j’espère pouvoir retravailler par la suite pour une petite publication. En effet, c’est à notre connaissance la toute première fois qu’un suivi aussi exhaustif est fait sur l’ensemble d’une saison. Les efforts précédents ont presque toujours porté sur une période courte (1 à 3 semaines), généralement en octobre. Il y avait donc pas mal de spéculation quant à la phénologie et l’abondance de certaines espèces qu’on supposait passer plus tôt ou plus tard en saison.

Comme le note Niklas Holmström sur son site Senegal seawatching (qui bien qu’il date un peu, contient toujours une multitude d’infos pratiques): “septembre, fin novembre et décembre restent inexplorés et sont des périodes intéressantes pour les pionniers du seawatching ayant envie de faire des découvertes. Les possibilités d’apprendre et de découvrir de nouvelles choses sur ce mystérieux groupe d’oiseaux sont encore énormes, surtout en ce qui concerne l’identification, la mue et les migrations!”. On trouvera notamment une liste des oiseaux de mer vus depuis Ngor ou au large depuis des bateaux, ainsi qu’une synthèse des effectifs notés par les diverses équipes ayant fait des suivis dans les années ’90 et 2000.

J’avais déjà fait un premier point sur la saison 2017 ici, et une note sur notre sortie en mer est consultable ici. Et pour une petite synthèse du passage prénuptial, se rendre ici.

Scopoli's Shearwater / Puffin de Scopoli

Scopoli’s Shearwater / Puffin de Scopoli, Ngor, Nov. 2017

Ces derniers mois, j’ai donc élu domicile sur la terasse du Calao, ayant fait 92 séances (82 dates différentes) entre le 22 juillet et le 5 décembre, pour un total de 125 heures de suivi (et j’ai dépensé une petite fortune en espressos, à 1’500 CFA la tasse, et même pas reçu de rabais!!) Soit une présence sur près de deux jours sur trois pendant la période; quelques séances ont été assurées par Miguel Lecoq lorsque j’étais absent et d’autres ont été faites en sa compagnie – un grand merci à lui! Sans exception, toutes les observations ont été effectuées depuis le Calao de Ngor, généralement le matin entre 7h30 et 9h30 à l’exception de quelques séances plus longues ou en fin de journée. Au final, ce sont un peu plus de 69’000 oiseaux qui ont été comptés.

Les principaux “trous” dans le suivi étaient fin juillet/début août, la 3ème semaine d’août, du 7 au 17 septembre, et les cinq premiers jours de novembre. On a donc fourni un gros effort pour avoir un suivi aussi complet que possible, mais le faire tout seul (ou presque) est bien sûr impossible. Du coup je suis allé observer un peu moins dans d’autres coins ces derniers mois (Technopole, mais aussi Pointe des Almadies, Ngor, Mamelles, Iles de la Madeleine…), mais surtout, j’ai encore plus souvent que d’habitude été absent de la maison, surtout le matin… j’en profite donc pour m’excuser auprès de ma petite famille, et à remercier Madame pour son niveau de tolérance élevé!

On a essayé de compter toutes les espèces de manière systématique, plus particulièrement les puffins, océanites, sulidés, limicoles. labbes, laridés et sternes. A quelques occasions des estimations ont dû être faites pour les sternes, car certains jours lors de passages soutenus c’était impossible de compter tous les oiseaux tout seul. Idem lorsqu’on se trouve devant un flux de plusieurs milliers de puffins. Pour les sternes en particulier, il est parfois difficile de distinguer entre oiseaux en migration active et individus stationnant ou se nourrissant dans la zone; il en est de même pour les Goélands bruns et d’Audouin, surtout en fin de saison.

Essai de synthèse…

Par où commencer? Peut-être par les faits les plus marquants, et notamment les passages impressionnants de Mouette de Sabine, Puffin cendré/de Scopoli, et Puffin majeur avec apparemment des records battus pour chacune de ces espèces. Pas de grandes raretés vues, mais tout de même quelques migrateurs peu courants sont notés, comme le Puffin des Baléares ou le Puffin de Boyd. L’absence ou la quasi-absence de quelques oiseaux de mer comme le Pétrel de Bulwer et les océanites est aussi à relever; ces espèces seraient plus faciles à détecter depuis l’ile de Ngor car on se trouve d’une part sur un point de vue plus élevé, d’autre part plus proche des migrateurs que le Calao.

Aussi 2-3 espèces inattendues, avec notamment un Hibou des marais qui arrive depuis le large, le 2/12, ainsi que deux observations de Huppe fasciée et une de Tourterelle des bois en migration active.

Le tableau ci-dessous est une tentative de résumé du passage des principales espèces: vous y trouverez le total compte, le “taux de présence” (rien de scientifique ici! juste le % de jours de présence de chaque espèce), les premières et dernières dates, ainsi que la date et l’effectif maximal, sous forme de nombre d’oiseaux par heure. En effet, vu que je n’ai pas pu faire un suivi exhaustif avec une présence continue chaque jour (j’aurais dû prendre quatre mois de congés, et encore!), il a fallu trouver un moyen de standardiser afin de pouvoir comparer l’intensité du passage au cours de la saison. J’ai donc calculé pour chaque jour le nombre d’oiseaux passant par heure, puis pour faire les graphiques de présence c’est la moyenne des effectifs par heure que j’ai utilisée. Pas sûr si ça tient la route tout ça, à creuser encore… d’ailleurs s’il y en a qui ont des idées pour analyser les données de manière à les rendre pertinentes, je suis preneur…

Seawatch_2017_Summary

Maintenant pour une brève discussion pour chaque espèce:

Puffins (Shearwaters)

  • Puffin cendré & de Scopoli (Cory’s/Scopoli’s Shearwater): ces deux taxons sont très difficiles à distinguer donc ils sont regroupés ici; avant c’était d’ailleurs bien plus simple car ils étaient traités comme des sous-espèces et non des espèces à part entière. On ne sait pas trop dans quelle proportion chacune des deux espèces est présente, mais c’est sûr qu’il y avait aussi bien de Scopolis que des cendrés. Je soupçonne toutefois que les Scopolis sont largement majoritaires, selon nos observations de l’an dernier et aussi lors du pélagique de mi-novembre. Idem d’ailleurs fin octobre devant les côtes marocaines, avec moins de 10% de cendrés sur les 500 Calonectris vus par l’équipe de Limosa. Voir aussi cette discussion sur l’identification de ces puffins ici. Vus lors de chaque séance à partir du 23 octobre, initialement en petit nombre (1-14 ex., 23-28/10), puis dès le 30/10 le passage s’intensifié: près de 100 ind. par heure le 30, pour culminer du 6 au 11/11. Pendant ces six jours, le flux de puffins est quasi continu, avec presque tous les jours plus de 1,000 oiseaux par heure (max. 4157/h. le 6/11, soit 70 individus par minute). Il est probable que ce passage très concentré ait commencé quelques jours plus tôt, mais il n’y a pas eu d’observations du 1er au 5/11. Après le 11/11 le passage devient moins constant, peut-être en raison du changement de la direction dominante des vents (NE au lieu de N/NW) bien qu’il concerne toujours quelques centaines d’oiseaux par heure du 14 au 16 et le 19/11. Les 3-4/12 il y a de nouveau pas mal d’oiseaux qui défilent – passage qui peut d’ailleurs durer jusqu’à fin décembre, du moins certaines années. En tout, plus de 32,000 individus sont comptés, soit près de la moitié (47%) de l’effectif total toutes espèces confondues.

Corys-ScopolisShearwater_2017_chart

  • Puffin du Cap-Vert (Cape Verde Shearwater): vu à quelques reprises seulement, bien qu’il soit possible que quelques individus soient passés inaperçus dans les gros mouvements de l’espèce précédente. Les quelques oiseaux vus n’étaient pas forcément en migration active, comme p.ex. ce groupe de 11 individus qui se nourrissent devant Ngor le 11/10. Deux puffins vus fin juillet et quatre début août étaient peut-être bien des Cap-Vert, mais trop lointains pour en être certain… Cette espèce doit d’ailleurs être bien plus nombreuse au large, comme en témoignent nos observations du 15/11 lors de notre sortie en mer. La présence de l’espèce devant Dakar semble d’ailleurs hautement variable d’une année à une autre.
  • Puffin majeur (Great Shearwater): l’une des grosses surprises de la saison fut le passage tout à fait inattendu de centaines d’individus début décembre… alors que seul un individu avait été vu début novembre. Fait étonnant, ce passage a eu lieu quasi uniquement le soir: le dimanche 3/12, je note 157 Puffins cendrés/de Scopoli en deux heures de suivi le matin, et en retournant en fin d’après-midi – espérant voir un peu plus de labbes – c’est un flot continu de puffins qui se présente devant moi, avec plus de 700 individus notés en 40′, dont env. 200 Puffins majeurs! Le lendemain pareil: très peu de puffins le matin (juste 14 de type cendré et un fuligineux), mais le soir il y a une bonne centaine de majeurs qui passent vers le sud-ouest, avec un passage soutenu qui dure jusqu’au crépuscule au moins. Vraiment étonnant et tout à fait exceptionnel! Comme quoi, ça vaut la peine de ne pas seulement faire du seawatch le matin – quelque chose qu’on savait déjà pour les labbes, mais pour ces Puffins majeurs ce passage uniquement “vespéral” était vraiment inattendu. Logiquement il s’agirait d’oiseaux immatures à cette époque, car les adultes devraient maintenant avoir regagné les sites de nidification de l’Atlantique Sud. Dommage que je n’aurai pas pu continuer le suivi après le 5/12, car c’est bien possible que ce passage ait continué encore dans les jours suivants.
  • Puffin fuligineux (Sooty Shearwater): l’une des espèces les plus régulières, vue sept jours sur dix et quasiment lors de toutes les séances à partir du 18/9. Le graphique ci-dessous résume la phénologie, sous forme de nombre moyen d’oiseaux par heure, pour chaque décade entre fin juillet et début décembre; il y aurait donc deux pics de passage, mais j’ai mis le pic de la 2ème décade de septembre en bleu clair car il n’y a eu que deux jours d’observation lors de cette période, donc moyenne à prendre avec des pincettes. Comme pour pas mal d’autres taxons, le passage est généralement plus intense par vents d’ouest à nord. Avec 3,600 individus comptés, Ardenna griseus fait partie du Top 10 des espèces les plus nombreuses de la saison.

SootyShearwater_2017_chart

  • Puffin des Anglais (Manx Shearwater): régulier avec des effectifs très modestes de mi-septembre à fin octobre, puis arret quasi total de la migration par la suite, avec juste une observation en novembre puis un seul oiseau le 3/12. Comme je n’ai pas pu faire de suivi entre le 7 et le 17/9, il est bien possible que les premiers oiseaux passent déjà début septembre. Et que pas mal d’individus passent plus au large et ne sont pas détectés depuis le Calao (par contre, ce qui est sympa chez cet oiseau c’est qu’il passe régulièrement près du rivage, contrairement à la plupart des autres puffins).
  • Puffin des Baléares (Balearic Shearwater):  un individu notê le 23/9. Peut-être plus courant que cette seule donnée ne le suggère, mais pas forcément facile à identifier donc peut-être qu’il y en avait quelques-uns parmi la soixantaine de puffins non identifiés que j’ai notés…
  • Puffin de Boyd (ou est-ce de Macaronésie? difficile de savoir quel traitement taxonomique lui réserver; Boyd’s Shearwater): un le 18/9.

Océanites (Storm Petrels)

  • Océanite de Wilson (Wilson’s Storm Petrel): Curieusement, lors de ma toute première séance, le 22/7 (ca parait bien loin maintenant!), je constate la présence d’une cinquantaine d’océanites devant le Calao, en train de se nourrir en faisant leurs va-et-vient papillonnants typiques de l’espèce. Deux jours plus tard, alors que le vent s’est couché, il n’y en a plus que trois. Il faut ensuite attendre le 8/10 pour voir quatre de ces oiseaux, par mer ultra calme de surcroît, puis trois le 11/10 et pas moins de 80 (environ!) le 14/10 et quelques-uns encore les deux jours suivants. Encore un oiseau le 24/10, puis c’est tout!
  • Océanite tempête (European Storm Petrel): un seul oiseau identifié, le 11/11 par mer très calme et un vent du nord bien faible.

Sulidés (Boobies & Gannets)

  • Fou de Bassan (Northern Gannet): un premier individu est vu le 18/9, mais ensuite il faut attendre un bon mois avant le suivant, puis ce n’est qu’a partir de début novembre que l’espèce devient régulière. Sur les 65 individus dénombrés, neuf passaient vers le nord-est ou étaient plutôt stationnaires. Le Fou de Bassan devrait logiquement encore continuer d’arriver ces prochaines semaines, et c’est bien plus tard en saison (janvier/fevrier) qu’on voit les plus gros effectifs, parfois quelques centaines, dans les eaux dakaroises.
  • Fou brun (Brown Booby): vu sept fois, dont trois individus en vol vers le sud-ouest et quatre vers le nord-est: difficile de parler d’un passage migratoire, peut-être plutôt des oiseaux stationnant aux Iles de la Madeleine et partant en mer pour pêcher? Tous les oiseaux étaient des immatures.

La suite de cette synthèse sera publiée dans quelques jours si tout va bien. Vous y trouverez limicoles, labbes, mouettes et goélands, sternes et guifettes, et quelques autres piafs encore.

 

 

 

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5 responses to “La migration en mer devant Dakar: l’automne 2017 (1ère partie)”

  1. Jey, le barbu says :

    Sacré travail ! Bravo !

  2. Pascal Raevel says :

    Bonjour, bravo pour le travail accompli et le partage des données ! Voici un article qui propose une méthode pour permettre de combler les lacunes dans les suivis discontinus de migration côtière. https://www.jstor.org/stable/10.1525/cond.2012.100053?refreqid=excelsior%3Ab5bd1b57835a914230ce1bb26d891730&seq=1
    Bonne continuation ! Cordialement

    • bram says :

      Merci beaucoup pour votre commentaire et pour la reference dont je n’avais pas connaissance. Si cela vous interesse et que vous ne les avez pas encore, je me ferai un plaisir de vous faire passer l’article (en 2 parties) paru dans Alauda l’an dernier, couvrant les resultats de mes denombrements en 2017 et 2018.

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